Opale Von Kayser, dans la rue où elle est née, à Paris : «Dans le bar, tout le monde semble soulagé, on entend quelqu'un dire "Yes !". Un homme d'une cinquantaine d'années n'a pas pu se contenir et a crié : "Macron président !".» CRÉDITO: LAURA WOJCIK_2022
Plus que cinq minutes
Les élections françaises, l’angoisse et (enfin) le soulagement
Opale von Kayser | Edição 188, Maio 2022
Traduit par Claire Laribe
La journaliste et documentariste française OPALE VON KAYSER a vécu les élections présidentielles de son pays en avril dernier absorbée par une agonie sans précédent : en 2022, la candidate d’extrême droite Marine Le Pen avait une réelle chance de l’emporter. D’origine suisse, Opale Von Kayser a 30 ans et est une «Européenne convaincue», comme elle tient à le préciser. Traditionnellement électrice des Verts, elle a été contrainte cette année de revoir sa position et de miser sur le vote utile pour combattre le risque Le Pen. À la demande de la revue piauí, Opale Von Kayser a décrit des faits et des épisodes de sa routine parisienne pendant la période électorale, évoquant des scènes du passé récent qui illustrent la force du nationalisme et la propension d’une partie croissante des Français à tolérer le discours radical de l’extrême droite. Avec la victoire de Macron, dit-elle, «nous trinquons tous, soulagés».
SAMEDI, 9 AVRIL 2022_C’est la veille du premier tour. C’est la fin de l’après-midi, je suis attablée avec une amie à la terrasse des Folies, un bar de que j’aime beaucoup. C’est un lieu avec une ambiance animée et un brin branchée, à deux pas de chez moi, dans le quartier de Belleville. Pauline, une amie de longue date, commande un verre de vin rouge et j’opte pour du cidre.
– Alors, Opale, tu t’es décidée ? me lance-t-elle tout à coup.
– Pour demain, tu veux dire ? lui rétorqué-je, histoire de gagner un peu de temps.
Car non, je ne suis toujours pas décidée. Et comment pourrais-je l’être ?
– J’ai l’impression que, pour Jadot, c’est foutu d’avance… Et je ne peux pas non plus me résoudre à voter pour un candidat que je n’aime pas vraiment.
J’ai 30 ans et, depuis que j’ai l’âge de voter, j’ai toujours voté « vert ». À toutes les élections. Mais là, j’ai l’impression que je vais être forcée de déroger à ma propre règle.
Yannick Jadot, le candidat des écologistes, est crédité de quelques 5 % dans les derniers sondages. Le pire, c’est que Marine Le Pen, candidate d’extrême droite, recueille 23 % des intentions de vote !
– Ça me déprime, franchement. Je ne bois même pas mon cidre de gaieté de cœur, c’est dire, maugréé-je d’un air dépité.
– Alors, go pour Méluche ! dit Pauline, d’un ton badin.
Méluche, c’est le petit surnom affectif qu’ont donné ses soutiens à Jean-Luc Mélenchon, le candidat de La France Insoumise, un parti dit d’extrême gauche. D’autres préfèrent appeler le candidat Tortue sagace. Est-ce prémonitoire ? Est-ce que, comme dans la fable de La Fontaine, la tortue, lente, mais constante, va arriver devant le lièvre ? Et qui est le lièvre ? Le président Emmanuel Macron, qui se présente à sa réélection ? Le Pen ?
Aux alentours de 20 h, je prends mon téléphone et jette un coup d’œil aux sondages. Macron est crédité de 26 % des intentions de vote. Marine Le Pen, en deuxième position, est à 24 %. Mélenchon, 17,4 %. Je soupire.
Julie, la sœur de Pauline, vient d’arriver. Elle s’assied en face de nous, pose son sac sur la chaise d’à côté et nous lance, tout sourire :
– C’est fou ! J’ai l’impression qu’à toutes les tables on ne parle que de demain !
Pauline et moi nous nous esclaffons. C’est ce dont nous parlions. Nous rions toutes les trois, prenons une gorgée de nos breuvages respectifs, gardons le silence un bref instant et, telles des commères, nous tendons l’oreille vers les tables voisines. Pêle-mêle, nous entendons des choses comme :
– Après l’uppercut qu’elle s’est pris, la gauche va jamais se relever !
– Ouais mais aussi Jadot, il a le charisme d’une huître !
– Mes cousins, ils vont voter Marine, c’est sûr.
L’heure tourne, les verres se vident, les langues se délient. Passé 21 h, j’entame mon troisième verre. J’opte pour du Ricard[1] cette fois-ci.
– Le temps se réchauffe à peine et tu te crois dans le Sud ! me lance Pauline, imitant l’accent marseillais.
– À Marseille, justement, on dirait bien qu’ils sont fans de Mélenchon, poursuit Julie. – J’y étais la semaine dernière. C’est fou ! Des affiches partout, des drapeaux de La France Insoumise aux balcons, poursuit-elle, guillerette, car Jean-Luc Mélenchon, c’est aussi le candidat de Julie et de Pauline.
– Vous voulez vraiment me convaincre, c’est ça ? leur dis-je en rigolant, mais je suis déjà en train de flancher. Car l’idée même de voir Marine Le Pen au deuxième tour me fait peur. Et si elle arrive au pouvoir ?! Alors Mélenchon, seul candidat du trio de tête à avoir un programme avec des valeurs sociales et de vraies mesures écologistes, est peut-être notre dernière chance de porter les thèmes chers à la gauche au second tour du scrutin. Je ne dis pas qu’il va être élu président. Et à vrai dire, je n’ai jamais été en phase avec ses logorrhées, sa tendance égotique et ses positions contre l’Union européenne. Mais, s’il passe au second tour, il pousserait ainsi Emmanuel Macron à aborder le futur énergétique de la France autrement, à revoir son projet de repousser l’âge de la retraite de 62 à 65 ans et de reconsidérer sa position sur l’impôt sur la fortune, qu’il a abrogé au cours de son mandat.
La soirée se poursuit, entre euphorie du vendredi soir et incertitude pour l’avenir.
DIMANCE 10 AVRIL, MATIN_ Je me réveille avec la gueule de bois, même si je n’ai pas bu tant que ça la veille. Une gueule de bois politique, sans doute. Mon cerveau est embrumé. C’est le jour du premier tour. Je pense à tous ces gens, partout en France, qui sont, eux aussi, en train de sortir de leur lit pour aller voter. Pour qui vont-ils voter ? J’essaie de penser fort à tous mes amis, à ma famille, et de leur envoyer par la pensée une prière qui dirait à l’oreille de chacun « Pas Le Pen, pas Le Pen ! Et pas Zemmour[2] non plus ! ». Je ferme les yeux et j’y crois fort. Je me prépare un thé, j’avale deux tartines en vitesse, prends une douche, et je vais au bureau de vote. J’imagine qu’après 10 h ce sera la cohue. En chemin, j’appelle ma mère pour prendre la température.
– Alors tu vas faire quoi, toi ? lui demandé-je, un brin anxieuse.
– Je vais rester sur Jadot, même s’il a peu de chances. Macron, pour moi c’est niet.
Mon père aussi va voter pour le candidat écologiste Jadot. Il pensait voter utile dès le premier tour, en donnant son bulletin à Emmanuel Macron, mais il s’est ravisé après l’affaire Mc Kinsey[3]. Le scandale a jailli vers la fin du mandat de Macron, mais celui-ci est resté en tête dans les sondages, surtout après le début de la guerre en Ukraine.
Mon bureau de vote se situe dans une école primaire. Quelques personnes font la queue dehors. Je rentre, je saisis un bulletin de chacun des 12 tas disposés sur une table – il y a 12 candidats – et je me rends dans l’isoloir. Tout en soupirant, je plie le bulletin de Jean-Luc Mélenchon et le glisse dans l’enveloppe. Oui, j’ai voté Mélenchon. Les autres bulletins vont directement à la poubelle.
– A voté, scande l’assesseur, lorsque mon bulletin tombe dans la grande urne transparente.
L’assesseur ressemble à Pascal, le mari de ma marraine Betty. Le couple habite à Amiens, dans le nord de la France. Il y a quelques années, Pascal s’était retrouvé au chômage à la suite de la délocalisation en Pologne de l’usine Whirlpool où il travaillait comme ingénieur depuis plus de vingt-cinq ans. Pour les élections présidentielles de 2017, Macron et Le Pen s’étaient rendus dans la région, dans un duel médiatico-politique. Macron rencontrait des leaders du syndicat des travailleurs de Whirlpool dans le centre-ville, tandis que Marine Le Pen faisait une visite sur le site même de l’usine, devançant Macron. « Je suis au milieu de ces salariés qui résistent (…) et non pas en train de manger des petits fours avec quelques représentants qui (…) ne représentent qu’eux-mêmes », avait-elle alors asséné au micro de la chaîne info en continu BFM TV.
Pascal, éternel gaulliste, comme il aime à le rappeler, nous racontait alors qu’il ne croyait pas un mot des promesses de Macron, et que Marine Le Pen, elle, se sentait bien plus concernée par son sort et celui de ses collègues.
DIMANCHE SOIR_ Je n’ai pas réussi à profiter du reste de ma journée. Il a plu à Paris. La Ville Lumière pleurait sans doute elle aussi. J’ai essayé de tromper mon obsession présidentielle en allant faire quelques courses, mais je n’ai pas pu m’empêcher de suivre les informations. La tendance est à une abstention massive. À 20 heures, les premiers résultats officiels tombent. Emmanuel Macron, 28,1 % des voix. Marine Le Pen arrive deuxième avec 23,3 %.
– Putain, c’est pas vrai ! crie de dépit mon conjoint, assis à côté de moi sur le canapé, face à la télévision branchée sur France 2.
Mélenchon, en troisième position, a été éliminé du second tour. Mais au fil des heures, l’écart entre Le Pen et Mélenchon se réduit de plus en plus.
– Plus que 0,8 % d’écart, on y est presque ! me lance mon acolyte. Il veut encore y croire. Comme tous les autres « Insoumis ». Mais un peu avant minuit, les chiffres ne bougent plus. Ils sont là, immuables, irrévocables.
Je reste muette, quasi paralysée, même si tout le monde s’y attendait. Le même scénario qu’en 2017, Macron contre Le Pen. Mais, cette fois-ci, bien des gens éprouvent beaucoup de ressentiment contre l’actuel président. Il n’est plus le candidat « vêtu de probité candide et de lin blanc »[4] d’il y a cinq ans. Sur le petit écran, les envoyés spéciaux nous emmènent de QG en QG. Forts du score du président-candidat, les militants macronistes chantent en chœur : « Et un, et deux et cinq ans de plus ! ». À Vincennes, où se sont rassemblés les soutiens de Marine Le Pen, on entonne la Marseillaise dans un élan de joie et de soulagement. Leur candidate a même récolté quelques points de plus qu’en 2017, quand elle avait obtenu 21,3 %. Mais, cette fois-ci, avec une réserve de voix bien plus importante. À commencer par celles du polémiste d’extrême droite Éric Zemmour, et celles du nationaliste Nicolas Dupont-Aignan. Et c’est bien ce qui m’inquiète. Au quartier général de Mélenchon, les militants sont frustrés que leur candidat ne soit pas au second tour, mais il a augmenté son score. Il a eu 21,9 % des voix alors que cinq ans auparavant, il avait obtenu 19,5 %.
Drôle de soirée. Assis sur le canapé, mon conjoint et moi restons scotchés face à la télé, hébétés. J’ai l’impression de vivre la fin d’une époque. Un tournant presque historique.
Les partis politiques traditionnels (le Parti socialiste et Les Républicains) ont volé en éclats, ne récoltant chacun que des miettes.
Résignée, je suis allée me coucher. Je me glisse sous la couette et lis quelques pages de Rien n’est noir, un roman inspiré de la vie de Frida Kahlo. Un moyen pour moi de m’évader, essayant d’oublier qu’ici en France, en 2022, tout est noir. Ou peut le devenir.
LUNDI 11 AVRIL_ Depuis ce matin, tout le monde ne parle plus que des scores de la veille. Les journalistes et analystes se sont succédé sur les plateaux de télévision, pour tenter de répondre aux questions que tout le monde se pose. La grande inconnue du jour : pour qui les électeurs de Mélenchon vont-ils voter ? Hier soir, à l’annonce des résultats, il avait pourtant scandé, face à la foule : « Pas un vote à Marine Le Pen ! » Mais les électeurs suivront-ils ses conseils ? Et qu’a-t-il réellement conseillé ? De s’abstenir ? De voter Macron ?
En sortant du travail, je passe à la boulangerie et pense à ce que je pourrais bien faire à dîner. Je préfère m’occuper l’esprit de cette manière. Pâtes ou poêlée de légumes ? Telle sera la vraie question de ma soirée. Pourtant, en arrivant dans la boulangerie, la vitrine expose des gâteaux aux côtés de drapeaux tricolores – et je reviens à la réalité. Celle d’une France qui a voté massivement pour un parti qui a des accointances avec les responsables des heures les plus sombres de l’histoire. Une France qui se détourne de l’urgence climatique pour lui préférer les thématiques de la sécurité et de l’immigration. Une France qui ne vote pas[5], plus que jamais défiante de ses institutions. Une France clivée.
Je décide de marcher un peu et appelle ma grand-tante, qui vit dans les Landes, dans le sud-ouest de la France, car c’est aujourd’hui son anniversaire. Je ne lui ai pas demandé pour qui elle a voté. La semaine dernière, elle hésitait encore entre Macron « qui n’a pas si mal géré la crise sanitaire » et Valérie Pécresse, la candidate des Républicains, « parce que c’est une femme ». Elle me raconte que Claudine, la voisine de sa sœur, l’a invitée pour l’apéritif. Je pense tout de suite que Claudine a certainement voté Le Pen. Il me revient en mémoire un soir de vacances de Noël où ma grand-mère l’avait invitée à prendre le café au bord de la cheminée. Elle avait alors parlé de Marine Le Pen, alors présidente du Front National, comme d’« une femme de caractère » qui n’est « pas raciste » et qui n’a pas tout à fait tort sur le fait qu’on ne « peut, après tout, pas accueillir chez nous toute la misère du monde ». J’avais failli m’étouffer avec ma part de gâteau basque, mais j’avais préféré ne rien dire. Car, au fond, je l’aime bien, cette voisine. C’est une dame sympathique, joviale, qui a toujours une histoire drôle à raconter.
Comme beaucoup de ceux qui ont voté Marine le Pen, Claudine n’a pas du tout l’allure d’une néo-nazie, d’une fasciste, ni même d’une militante d’extrême droite. Et c’est peut-être cela, le plus effrayant. Au fil des années, la droite de la droite s’est « banalisée » et il est désormais devenu tout à fait « acceptable » de voter « Marine ».
JEUDI 14 AVRIL,_ Assise à mon bureau, je me connecte sur le compte YouTube du Figaro, pour assister en direct au grand meeting d’entre-deux-tours de Marine Le Pen. Elle s’est rendue pour l’occasion à Avignon, ville de gauche, dans une région aux mains du Rassemblement National. Tout un symbole. Dans la salle, Quand la musique est bonne de Jean-Jacques Goldman ou Sous les sunlights des Tropiques de Gilbert Montagné résonnent. Des drapeaux bleu blanc rouge brandis par les militants, flottent au-dessus de la foule.
Marine Le Pen, bras ouverts , monte sur scène, tout sourire face à son public. Sa veste écarlate et son tee-shirt blanc répondent au bleu derrière elle. Devant une foule en liesse, elle s’adresse à « tous les patriotes de droite et tous les patriotes de gauche ». Son leitmotiv : « Faire barrage à Emmanuel Macron », se réappropriant ainsi la formule très usitée du « barrage » face à l’extrême droite. Elle exhorte son public à faire barrage « au laxisme sécuritaire » , à « la retraite à 65 ans » et à « un nouveau quinquennat de destruction sociale ». Tout au long de sa prise de parole, elle reprend les thématiques clefs de sa campagne avec, en tête de liste, le pouvoir d’achat, au cœur des préoccupations des Français.
Je me suis souvenue d’il y a quelques mois en arrière, je couvrais une manifestation des gilets jaunes, surnom donné aux manifestants qui, depuis 2018, descendent dans la rue avec des protestations et des revendications allant de la réduction du prix du carburant à la destitution de Macron. Ces gilets jaunes n’étaient plus qu’un millier, une infime fraction des grandes manifestations d’il y a deux ans. Ils étaient les « derniers des Mohicans » protestant contre l’adoption d’un passeport sanitaire au nom de la « liberté » mais n’oubliant pas leurs soucis financiers. J’avais alors discuté avec Marielle, 63 ans, qui en plus de son travail en boulangerie, gardait des enfants de son village, en Champagne-Ardenne, dans l’est de la France. Elle se plaignait que sons salaire ne lui permettait pas de « joindre les deux bouts » et en voulait terriblement au gouvernement Macron de les « laisser dans la panade ». Elle a dit qu’elle comprenait de plus en plus les gens qui veulent un « vrai changement » avec des politiques proches du peuple. Fille d’ouvrier, ayant toujours voté à gauche, elle me dévoilait à demi-mot penser voter « de l’autre côté, pour essayer ».
Marine Le Pen a réussi à capter ces électeurs en promettant une retraite à 60 ans pour ceux qui travaillent depuis l’âge de 20 ans et qui ont cotisé 40 annuités, ainsi qu’une augmentation de leur pouvoir d’achat. Son programme prévoit une baisse de la TVA à 5,5 % pour 100 produits de première nécessité, et l’exonération de l’impôt sur le revenu pour les moins de 30 ans.
Les sympathisants de Marine Le Pen misent sur l’amélioration du pouvoir d’achat. Lors du rassemblement, que j’ai regardé sur l’ordinateur, ils criaient, excités : « On va gagner ! On va gagner ! ». De nombreux commentaires du direct défilaient. « Allez Tata ! » disait une certaine Nathalie. « Marine Présidente », renforçait Stanley, avec des émojis de cœur bleu blanc rouge. Aziz, lui, préfère commenter d’un simple smiley en train de régurgiter, montrant ainsi son désaccord. Un farceur, qui mélange politique et football déclare : « La victoire de Le Pen, c’est comme le PSG qui gagne la ligue des Champions ! ». Je ne suis pas une aficionada du ballon rond et, pourtant ce soir, j’aimerais bien moi aussi croire en cette métaphore.
SAMEDI 16 AVRIL_ Je suis en route pour les Buttes-Chaumont, à une dizaine de minutes de chez moi. Les cerisiers du Japon sont en fleur, et le soleil brille.
J’ai remisé manteau et écharpe au placard et suis heureuse de pouvoir déambuler en tenue légère pour ce début de week-end. Je retrouve quelques amis pour un pique-nique improvisé. Visiblement, nous ne sommes pas les seuls à avoir eu cette idée. Les pelouses de ce poumon vert de l’Est parisien sont bondées.
Entre deux parts de tarte et quelques tomates cerises, nous nous racontons les anecdotes amusantes de notre semaine, nous parlons de nos projets de vacances et nous laissons de côté les élections. Pour un après-midi, ou presque. Sur mon téléphone, je jette tout de même quelques coups d’œil aux « notifications » du Monde qui rendent comptent du seul grand meeting d’Emmanuel Macron pour cet entre-deux tours, à Marseille. « La politique à venir sera écologique ou ne sera pas ! » déclare le président-candidat. Je tourne mon téléphone pour le montrer à mon amie Pauline en train de déguster une quiche faite maison.
– La bonne blague ! réagit-elle en haussant les sourcils.
Lui qui avait relégué l’écologie à l’arrière-plan de sa campagne, il souhaite désormais que la France « soit la première nation à sortir du gaz, du pétrole et du charbon ».
– C’est du racolage d’électeurs de gauche. C’est comme son idée de dernière minute de réduire d’un an l’âge de la retraite, ajoute Pauline, agacée.
Le temps se gâte, il fait plus froid et nous remballons donc tupperwares et couvertures, et nous quittons après de rapides embrassades.
MARDI 19 AVRIL_Dans la salle de bains, pendant que je me brosse les dents, j’entends les journalistes de France Info donner plusieurs détails sur le déroulé du « match retour » qui aura lieu demain. Cinq ans après, la même affiche : le débat de l’entre-deux-tours entre Macron et Le Pen. Tout a été méticuleusement organisé entre les journalistes et les chefs de campagnes : qui prendra la parole en premier, quelles thématiques seront abordées, où seront-ils assis, quels journalistes mèneront l’interview…
Gilles Bouleau, présentateur vedette du journal télévisé de 20 heures de TF1 et Léa Salamé, journaliste phare de France 2 et animatrice de l’émission Élysée 2022, dédiée aux élections présidentielles, ont été choisi. La chaîne de service public France 2 avait en tête Anne-Sophie Lapix, présentatrice du JT de 20 heures. Mais celle-ci, jugée trop critique, avait été aussitôt rejetée par les deux candidats. Et je me questionne, pendant que je finis de me préparer : ce sont les politiques, désormais, qui décident des journalistes qui les interrogent ? C’est ça, la liberté de la presse ?
Une semaine auparavant, Marine Le Pen donnait une conférence de presse consacrée aux institutions et à la vie démocratique, quand on l’a interrogée sur l’éviction des journalistes du Quotidien, émission de télévision à succès de la chaîne TMC, qui l’accompagneraient lors de ses déplacements de campagnes. D’un ton moqueur, elle avait alors rétorqué qu’« il n’y avait pas de journalistes chez Quotidien ». Elle a ajouté qu’il ne s’agissait que d’ « une émission de divertissement ». Les personnes qui disent donner leur vie pour « la liberté d’expression » sont les mêmes que celles qui décident de manière despotique quels journalistes ont, ou non, le droit d’accéder à leurs évènements publics.
Le lendemain, un autre évènement révélateur a eu lieu. Lors d’une autre conférence de presse de la candidate, une jeune femme s’était levée et avait brandi une pancarte sur laquelle figurait Marine le Pen au côté de Vladimir Poutine, voulant ainsi dénoncer la complaisance de cette dernière vis-à-vis du président russe.
Il n’en fallu pas plus pour que l’équipe de sécurité expulse la jeune femme manu militari. Ils l’ont d’abord plaquée au sol, puis l’ont traînée hors de la salle.
Je me suis dit : voilà un avant-goût de ce que pourrait être le mandat de Marine Le Pen.
Plus que jamais, le monde est agité, perturbé. La Chine est à nouveau drastiquement confinée. Le Donbass, en Ukraine, est en flammes et subit toujours de violentes frappes russes. Mais moi, à l’instar de beaucoup de français, je suis égoïstement obnubilée par le sort réservé à notre pays dimanche prochain.
MERCREDI 20 AVRIL_ Après un rendez-vous professionnel qui s’est éternisé et un bref passage chez le caviste, je roule à vive allure dans la rue La Boétie, sur mon fidèle destrier à deux roues. Dans le panier de mon vélo, une bouteille de rosé ballotte. Quand j’arrive au niveau du palais de l’Élysée, siège de la présidence de la République dont l’accès était interdit, sa façade imposante ne laisse rien transparaître de l’agitation qui doit avoir lieu à l’intérieur. Je continue vers le 5ème arrondissement où habite mon amie Adèle, qui m’a invitée à passer la soirée chez elle pour regarder ensemble le débat du second tour. Elle a prévu quelques victuailles, et nous nous installons dans le salon, où je débouche ma bouteille de vin, qui nous aidera sans doute à mieux digérer notre programme cathodique du soir.
À 21 heures, les modérateurs annoncent les règles et le jeu commence. Étant la première à s’exprimer, Marine Le Pen entame un monologue sur le pouvoir d’achat. Faux départ. Elle est interrompue par les journalistes, qui la prient de reprendre, en répondant à la question : « En quoi seriez-vous une meilleure présidente qu’Emmanuel Macron ? ». Ne se laissant pas démonter, sourire aux lèvres, elle continue : « Notre peuple, je le connais bien (…) cela fait des années que je vais à sa rencontre et, depuis cinq ans, je le vois souffrir ».
Le débat d’il y a cinq ans avait viré au pugilat. Le match retour, semble, lui, beaucoup plus apaisé. Comme prévu, Marine Le Pen annonce vouloir faire du pouvoir d’achat la priorité de son quinquennat, déroulant une série de mesures qu’elle souhaite prendre à ce sujet. Le ton monte d’un cran lorsque des questions internationales — principalement la guerre en Ukraine —, sont abordées.
Macron pointe les accointances de son adversaire avec la Russie de Poutine, en rappelant que le parti d’extrême droite a contracté en 2014 un emprunt auprès d’une banque russe. Et Marine Le Pen de se défendre en brandissant un de ses tweets, imprimé sur une feuille : « Je soutiens une Ukraine libre, qui ne soit soumise ni aux États-Unis, ni à l’Union Européenne ni à la Russie. »
Malgré quelques verres de rosé, le temps nous semble bien long, à Adèle et à moi. Je manque de piquer du nez, mais je suis soudain « réveillée » lorsque les questions environnementales qui m’intéressent particulièrement sont enfin abordées. À mon grand désespoir, le sujet se polarise sur les éoliennes, pomme de discorde entre les deux candidats.
– Mais, tu sais, je ne m’attendais pas non plus à grand-chose de leur part, lancé-je à Adèle.
Marine Le Pen lance son attaque, visiblement préparée, et accuse Macron d’être un « climato-hypocrite ». Macron réagit en la qualifiant de climato-sceptique.
– Bon, eh bien, moi, je vais mettre des tartelettes au four ! s’exclame Adèle, lassée de ce face à face.
Je bondis sur le canapé lorsque Marine Le Pen aborde la question du port du voile. Elle annonce vouloir l’interdire dans l’espace public, en assimilant ce signe religieux à l’idéologie islamiste, contre laquelle elle souhaite lutter. Bizarre. Le Pen n’a eu de cesse de lisser son image sur cette question au cours de ces cinq dernières années, mais la reprend maintenant. Je commente :
– Chassez le naturel, il revient au galop !
Macron réagit aux commentaires de Marine Le Pen : « Ce que vous dites sur la laïcité est très grave et mènera à la guerre civile. »
Difficile de ne pas décrocher par moments, face à un président au ton professoral, d’une part, et à une adversaire approximative sur les dossiers, d’autre part. Et il semble que nous ne soyons pas les seules à être lassées de cette passe d’armes, suivie par 15,6 millions de téléspectateurs, soit un million de moins qu’en 2017.
– Tu en as eu du courage, de te farcir le débat en entier ! me répondra le lendemain ma mère, au téléphone. Elle et mon père ont préféré aller voir le dernier film de Cédric Klapisch.
DIMANCHE 24 AVRIL_Il est déjà 17 h passées lorsque j’arrive devant mon bureau de vote. Dans la rue de l’école primaire où je vote, l’accès est interdit aux voitures, et les enfants en profitent pour jouer, indifférents à ce qui est en train de se jouer à quelques mètres d’eux. J’entre. Le bureau de vote est presque vide. Juste deux électeurs devant moi. Je prends les deux bulletins – un de Macron, l’autre de Le Pen. Dans l’isoloir, je saisis à contrecœur le papier blanc sur lequel est inscrit « Emmanuel Macron » en lettres noires. Je le glisse dans la petite enveloppe bleue. Je vérifie par deux fois d’y avoir placé le « bon » bulletin. Une fois de plus, je vote pour faire barrage au Rassemblement National. Je rouvre le rideau de l’isoloir et jette à la poubelle mon bulletin Marine Le Pen. D’un coup d’œil furtif, je scrute le contenu de la corbeille. Ouf ! me dis-je, soulagée, n’y voyant que des petites feuilles de papier au nom de la présidente du R N.
Ici, comme partout en France, beaucoup ont choisi de bouder les urnes, ne voulant d’aucun des deux finalistes. Dans quelques heures, j’apprendrais que cette abstention a été plus élevée qu’au premier tour. Elle a atteint les 28 %, proche du triste record des 31,1 % des élections de 1969.
Durant les presque trois heures qui me séparent des résultats de ces élections, je suis tendue, stressée. Je repense aux nombreuses personnes de mon entourage qui ne sont pas allées voter. Et si ceux qui votent pour Macron —par adhésion ou pour faire barrage à l’extrême droite — n’étaient pas assez nombreux ? Et si trop d’électeurs finissaient par être convaincus par les arguments de la fille de Jean-Marie Le Pen, le traditionnel leader de l’extrême droite française et venaient grossir les rangs des « lepénistes » historiques ?
Je me souviens de tous ces gens qui, dans l’entre-deux tours, martelaient qu’ils iraient voter « Marine » et appelaient à faire de même. Je me souviens de la photo de profil Instagram d’un certain « laréalitéestmienne », pseudonyme d’un homme d’une quarantaine d’années, assis sur un muret en brique, jambes croisées, lunettes de soleil sur le nez. « Macron a coulé le bateau France comme le Titanic, il nous faut un changement ! » assénait-il, il y a quelques jours sur l’Instagram du Figaro. Je me souviens aussi de celle de « Mathilde13 », la vingtaine, coiffée de nattes, appelant à la mobilisation : « Allez Marine, votez Marine! ». Ou encore de l’avatar bonhomme gris de « Bernard.S » qui assurait qu’il irait voter « à contrecœur » pour Marine Le Pen, parce qu’il ne « supportait plus Macron ».
Je retrouve des amis, un peu avant 20 h, au Penty, bar fétiche du quartier d’Aligre de mon enfance, dans le 12ème arrondissement de Paris. Agathe, Marie, Anouk, Clément et Benjamin y sont attablés en terrasse, dégustant les boissons signature de cet établissement populaire : de délicieux thés à la menthe aux pignons de pin.
– Bientôt l’heure de vérité, lance Marie, nerveuse.
– Je croise les doigts, lui répond Benjamin. C’est la première fois que je vote depuis 2007, poursuit-il. À rebours de la mouvance abstentionniste générale, il s’était décidé à voter, effrayé par la possibilité de l’arrivée d’une extrémiste de droite à l’Élysée.
Les minutes passent, le temps semble suspendu. Angoisse.
– Plus que cinq minutes ! annonce Agathe, qui se lève pour rentrer à l’intérieur du troquet, où la télé est branchée sur BFM TV. – Le président sortant va l’emporter, pronostique-t-elle, confiante.
– Moi je ne serai rassurée que lorsque je verrai la tête de Macron s’afficher, lui rétorque Marie.
À 20 heures, les premiers résultats tombent : 58,2 % pour Macron, contre 41,8 % pour Marine Le Pen. Dans le bar, tout le monde semble soulagé, la tension redescend et quelques « Yes ! » retentissent. Un homme d’une cinquantaine d’années ne se contient plus et crie un « Macron Président ! »
Agathe, qui avait enduré avec confiance les cinq minutes restantes, sourit.
– Ce soir c’est fête, ce soir c’est paillettes, ce soir c’est folie, on en reprend pour cinq ans de Macronie, déclame-t-elle avec ironie, peu charmée par le programme libéral du chef d’État, pour qui elle s’est sentie obligée de voter, pour éviter le pire.
Je ris en écoutant le discours de victoire de Macron. Il proclame n’être « plus le candidat d’un camp politique, mais le candidat de tous ». Ses sympathisants, amassés en nombre au Champ-de-Mars, aux pieds de la tour Eiffel, crient, euphoriques, brandissant drapeaux français et européens.
Dans le camp des perdants, Emmanuel Macron est hué. Les sympathisants de Marine Le Pen ne sont pas à la fête, même s’ils estiment que son score est « une éclatante victoire ».
– Le plus triste, dis-je à Agathe et Marie, c’est qu’ils n’ont pas tort.
Jamais l’extrême droite en France n’avait atteint un tel score, lors d’un deuxième tour d’élections présidentielles. Alors la victoire d’Emmanuel Macron, même franche, n’a rien d’un réel succès.
Marie, Agathe et moi allons nous rasseoir en terrasse avec les autres.
Nous trinquons de soulagement.
Peu à peu, la vie reprend son cours, presque normalement. La télé du Penty est rebranchée sur RFM TV, qui diffuse des clips de titres d’il y a trente ou quarante ans. Sur le petit écran placé à un mètre au-dessus du comptoir en zinc, Larusso, chanteuse française phare de la fin des années 1990, entonne Tu oublieras, tous ces jours, tout ce temps qui n’appartient qu’à nous…
Cette soirée, en revanche, jamais aussi proche des possibles les plus sombres, je ne suis sans doute pas près de l’oublier.
[1] Ricard est une marque de pastis, une boisson alcoolisée à base d’anis typique de la région de Marseille dans le sud de la France.
[2] Éric Zemmour, autre candidat d’extrême droite, s’est présenté pour le parti Reconquête, avec un discours ouvertement raciste et xénophobe, selon lequel les immigrés en France, en particulier les musulmans, constituent une menace majeure pour les valeurs françaises et européennes. Zemmour a adopté la théorie conspirationniste du « grand remplacement », formulée par l’écrivain français Renaud Camus, qui affirme que les élites du pays ont l’intention de remplacer les travailleurs français par une main-d’œuvre immigrée moins chère. Le candidat a également été accusé de misogynie, de minimiser la gravité de l’Holocauste et même d’antisémitisme, bien qu’il soit d’origine juive.
[3] En mars 2022, pendant la campagne présidentielle, un rapport produit par le Sénat français a montré que les dépenses gouvernementales en matière de conseil externe avaient plus que doublé depuis l’arrivée de Macron à la présidence en 2017. Parmi les entreprises engagées figure McKinsey, une société américaine. Pour la seule année 2021, elle a reçu 12 millions d’euros (l’équivalent de 62 millions de réais) pour conseiller le gouvernement sur la pandémie, mais les Français ont désapprouvé son travail, compte tenu du démarrage tardif de la campagne de vaccination. En outre, le Sénat a souligné que, bien que McKinsey ait réalisé des prestations de plusieurs millions de dollars en France au cours des dix dernières années (environ 329 millions d’euros de chiffre d’affaires), il n’a payé aucun impôt sur les sociétés dans le pays pendant cette période.
[4] « Vêtu de probité candide et de lin blanc », vers tiré du poème Booz Endormi, de Victor Hugo, qui fait partie du recueil de poèmes La Légende des Siècles. (N. T.)
[5] Au premier tour, l’abstention a atteint 26,31 %, le plus haut niveau depuis 2002. En France, le vote n’est pas obligatoire.